L’Autorité de la concurrence souhaite être dotée d’un pouvoir d’évocation ciblé afin de contrôler certaines opérations de concentration ne franchissant pas les seuils de notification.
Opérations de concentration sous les seuils – Quels enseignements peuvent être tirés des contributions à la consultation publique organisée par l’Autorité de la concurrence ?
À la suite de l’arrêt Illumina/Grail rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 3 septembre 2024 qui a limité la portée de l’article 22 du règlement européen sur le contrôle des concentrations – remettant ainsi en cause le contrôle des opérations impliquant des entreprises susceptibles de jouer un rôle important sur le marché mais pour lesquelles le chiffre d’affaires de la cible est inférieur aux seuils de contrôle – l’Autorité de la concurrence a engagé ces derniers mois une réflexion approfondie sur les outils qui pourraient lui permettre d’examiner les concentrations ne franchissant pas les seuils de notification obligatoire mais susceptibles de nuire à la concurrence sur le marché français.
Dans ce contexte, l’Autorité de la concurrence avait lancé en début d’année une consultation publique visant à recueillir les observations des parties intéressées sur l’introduction d’un système de contrôle des concentrations pour les opérations sous les seuils de notification.
À ce titre, elle avait soumis à consultation trois pistes d’évolution du cadre juridique actuel : la création d’un pouvoir d’évocation ciblé encadré par des critères à la fois quantitatifs et qualitatifs (option 1), l’introduction d’un nouveau critère de notification obligatoire, applicable aux entreprises disposant d’un pouvoir de marché reconnu par une décision antérieure de la Commission européenne ou de l’Autorité (option 2) et le recours exclusif au droit des pratiques anticoncurrentielles, dans la continuité de la jurisprudence Towercast, en s’appuyant sur des outils existants relatifs aux ententes et abus de position dominante (option 3).
Cette consultation a donné lieu à une forte mobilisation, avec 26 contributions françaises, européennes, mais également américaines, émanant de cabinets d’avocats, d’entreprises, d’universitaires, d’organisations professionnelles (parmi lesquelles l’APDC, association des avocats pratiquant le droit de la concurrence, dont les auteurs de cette newsletter sont membres), d’associations de consommateurs et d’organisations non gouvernementales, qui ont été rendues publiques le 10 avril dernier.
L’analyse de ces 26 contributions, dont certaines font plus de 45 pages, permet de constater que l’option 2 est largement critiquée par les différents contributeurs, ce qui a conduit l’Autorité de la concurrence à l’écarter en précisant qu’elle « prend note des fortes critiques exprimées à l’encontre de l’Option 2 ». L’option 3, quant à elle, est perçue par les contributeurs comme un simple rappel des pratiques actuelles, ne justifiant aucune modification législative.
C’est donc logiquement que l’Autorité de la concurrence a finalement retenu l’option 1, même si elle a suscité un certain nombre de réserves ; la grande majorité des contributeurs considérant par ailleurs que le pouvoir d’évocation devrait rester exceptionnel, être strictement encadré et utilisé avec la plus grande prudence.
Bien que les critères de mise en œuvre de ce dispositif n’aient pas été formalisés dans la consultation publique, l’ensemble des contributeurs ont souligné la nécessité de l’encadrer par la définition de critères matériels et temporels clairs, afin de garantir la sécurité et la prévisibilité juridique du pouvoir d’évocation, sans engendrer une surcharge administrative disproportionnée. A cet égard, on relève que les observations suivantes ont été formulées sur les différents critères du pouvoir d’évocation finalement annoncés par l’Autorité :
- Sur le seuil de chiffre d’affaires, qui devra permettre aux entreprises de s’autoévaluer facilement.
Plusieurs contributeurs recommandent de fixer un seuil suffisamment élevé pour éviter un champ d’application trop large du dispositif et un contrôle disproportionné, tout en tenant compte de la réalité économique de certains marchés numériques. Ce raisonnement s’inscrit dans la logique du projet de loi visant à réhausser les seuils classiques du contrôle des concentrations. Dans le même sens, certains contributeurs recommandent de privilégier des seuils de chiffre d’affaires individuels (par partie concernée) plutôt que cumulés, réalisé en France, afin d’éviter de faire entrer de manière systématique les opérations des grandes entreprises internationales dans le champ du pouvoir d’évocation.
- Sur le critère de rattachement au territoire français, qui devra permettre d’exclure les opérations sans impact sur le territoire national.
Plusieurs contributions soulignent la nécessité de déterminer de manière claire et rigoureuse le critère de rattachement territorial afin d’éviter toute évaluation subjective, sans quoi la prévisibilité juridique serait compromise. Ils proposent pour ce faire de tenir compte d’éléments objectifs tels que (i) l’activité effective et significative des parties sur le territoire national, (ii) le chiffre d’affaires réalisé en France par au moins une des entreprises concernées par l’opération ou (iii) les effets prévisibles de l’opération sur la concurrence nationale ou locale.
- Sur le critère permettant de qualifier un risque pour la concurrence sur le territoire français.
Pointant l’imprécision de ce critère tel qu’il était formulé dans la consultation, qui visait les opérations qui « menacent d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire », la plupart des contributeurs s’accordent à réclamer qu’il soit clarifié et objectivé, à travers des scénarios-types ou des exemples concrets (acquisition d’un concurrent par un acteur dominant sur un marché concentré, roll-up strategy, etc.) qui pourraient être définis dans des lignes directrices ou des orientations informelles. Ce critère pourrait, par exemple, intégrer des éléments qualitatifs comme le potentiel d’innovation de la cible, ou sa position stratégique sur la chaîne de valeur.
- Sur les délais de mise en œuvre du pouvoir d’évocation.
Pour garantir la prévisibilité nécessaire aux entreprises, les contributeurs réclament que ces délais soient clairement définis et suffisamment courts.
A ce titre, les contributeurs recommandent que l’exercice du pouvoir d’évocation soit limité dans le temps et que son point de départ soit clairement défini. Ainsi, nombre de contributeurs suggèrent un délai de 60 jours à compter du closing ou de l’annonce publique de l’opération.
Plusieurs contributeurs préconisent également que ce dispositif soit accompagné, en cas de doute, de la possibilité pour les entreprises de solliciter une consultation informelle, rapide et simplifiée auprès de l’Autorité (avec une réponse sous 15 jours ouvrés, sans documentation lourde), en amont de la réalisation de l’opération.
L’Autorité de la concurrence a annoncé poursuivre ses travaux visant à introduire un pouvoir d’évocation ciblé qui reposera sur des critères objectifs, en tenant compte des apports de la consultation publique et de l’expérience de dix États membres de l’Espace économique européen qui disposent déjà de dispositifs similaires.
A cet égard, elle s’est notamment engagée à élaborer des lignes directrices détaillées qui préciseront les modalités concrètes de mise en œuvre du dispositif. Sur ce point, de nombreuses contributions suggèrent d’apporter des précisions sur les critères d’évocation, les conditions de consultation, les types d’opérations susceptibles d’être concernées ainsi les garanties procédurales offertes aux entreprises, y compris en matière de non-rétroactivité et d’absence d’interférence future via les articles 101 ou 102 TFUE en cas de non-évocation.
Dans les mois à venir, l’Autorité devrait affiner ces paramètres en vue de formuler une proposition législative, qu’elle présentera aux pouvoirs publics courant 2025. Il serait souhaitable que le texte de cette proposition tienne compte des différentes contributions recueillies et, si possible, qu’il fasse également l’objet d’une nouvelle consultation publique avant d’être présenté au gouvernement puis au législateur, afin de permettre aux parties intéressées de se prononcer plus spécifiquement sur les modalités retenues pour la nature et les conditions d’exercice du pouvoir d’évocation souhaité par l’Autorité de la concurrence.
Les auteurs remercient Matilda Biviglia pour sa contribution à la rédaction de cette newsletter.